La Boule de Cristal

Le mécanisme du prophétisme et de la médiumnité

Vision

Je n’ai, pour ma part, jamais rien vu dans les miroirs magiques, mais j’y ai conduit des expériences délicieuses qui étaient un dédoublement de l’imagination, la projection de poèmes animés, des tableaux successifs de féeries. Je me servais aussi plus simplement du verre d’eau ou de la carafe de Cagliostro encadrés par deux bougies et posés sur une nappe blanche. Les « pupilles » (telle était l’expression du célèbre magicien pour désigner les médiums) prenaient ainsi conscience de pressentiments et d’émotions qui, sans cet exercice, seraient restés ensevelis dans les profondeurs de leur cerveau.

Je me rappelle un soir d’Aix-les-Bains : les fenêtres du Grand Hôtel ouvertes sur une fraîche brise, une de mes amies consultait l’eau limpide où un rayon électrique scintillait. Les images mentales se projetaient confuses, lorsqu’une femme très élégante qui avait dîné avec nous se mit à questionner l’oracle liquide. Elle nous avoua fébrilement qu’elle allait se remarier, qu’elle était inquiète au moment de conclure; très audacieuse, elle parlait bas pourtant et d’une voix entrecoupée. L’amie qui regardait l'eau scintillante annonça un drame violent et cruel, vit le fiancé, le jeune homme blond avec des mains sanglantes près de celle qui allait être sa femme, et dont la belle gorge béait d'une blessure. Le soir était pur, les paroles de la pythonisse semblaient un cauchemar injuriant la douceur du temps et de l’air. Et pourtant tout se réalisa du rêve horrible. La jeune femme impressionnée sur le moment n’eut pas la force de résister à son destin... Elle alla au mariage et à la mort avec le frisson obscur du pressentiment.

J’avais construit en Bretagne, selon les rites, un miroir magique très simple. De la mine de plomb fondue sécha sur de la vitre cassée; j’y inscrivis quelques pantelles et des noms d’archanges. En ce temps-là, je subissais la fascination de l’art magique, dont l’indéniable poésie emportait mon imagination sur ses ailes de crépuscule. Près de moi une femme, très douée par atavisme et par nature pour les visions, essaya le pouvoir de, cette surface réflective et magnétique. C’était sur la terrasse d’un château isolé près d’un étang qui, lui aussi, apparaissait, à travers son cadre d’arbres, un miroir magique. Il faudrait être un grand romantique pour décrire la nocturne et exquise scène, réaliste pourtant, quoique aucune trivialité ne l’avilît. Sur cette vitre aux reflets de bronze que la lune irisait, mon destin, avec des obscurités, des erreurs, mon destin pourtant était déchiffré par cette femme mystérieuse, mi-Écossaise, mi-Indienne, dont les yeux avaient eux-mêmes les miroitements d’eau noire du miroir consacré. Les oiseaux de l’ombre rythmaient d'un cri bref les révélations magiques; et, les pages éparses de cette vie, alors future et lointaine, aujourd'hui presque déjà vécue, je ne peux plus les séparer de ce tableau mélancolique d’étang, de lune, de terrasse vieillie, d’arbres centenaires, où une femme, peut-être redoutable comme la nuit, me parlait d’une voix fatidique qu'interrompait la plainte des engoulevents.

Un miroir magique qui m’a paru ignoré des vieux magistes comme des psychistes les mieux avertis, c’est l’œil humain. Je souligne ce détail qui pourrait paraître insignifiant à ceux qui ne sont ni des amoureux ni des artistes; mais il s’agit de démontrer que tout est matière à divination et à pressentiments pour quiconque porte, en soi ces facultés toutes prêtes à jaillir comme des graines fécondes. L’œil est un instrument thaumaturgique merveilleux; la blancheur humide de la sclérotique, les lueurs noires de la pupille, les variations colorées de la cornée et sur ce globe délicat l’ombre mouvante des cils sont le cadre et le fond de visions multiples, simples, intenses dans leur étroitesse charmante. De la sorte, il m’est arrivé de voir se dérouler, plusieurs années à l'avance, dans une prunelle aimée où je me penchais, avide, les paysages de cette Inde terrible et délicieuse que je devais visiter plus tard et où j’ai manqué mourir.

La vision par le cristal

Le plus connu, j’allais dire le plus vulgaire des miroirs magiques, c’est la boule de cristal.

Nous allons passer, avec ce procédé simplifié, de la poésie et du mystérieux à la minutie des expériences scientifiques.

Pour l’occultiste et le théosophe, il se passe un phénomène objectif. Le visionnaire pénètre réellement dans un monde nouveau ou plutôt sur un plan plus subtil du cosmos, que l'on appelle le plan astral. L’âme du médium s’extravase des organes, s’allonge dans le milieu spécial aux âmes et le voyant est en quelque sorte un pèlerin psychique qui aboutit à une Jérusalem de prodiges, dont les portes restent fermées aux yeux matériels, aux « psychés » prisonnières de leurs corps.

Naturellement, notre théorie est tout autre, positive et sceptique, strictement établie sur les faits. La boule de cristal, comme tout autre miroir magique, sert à créer une hypnose modérée où la conscience réveillée n’est pas détruite, mais où la possibilité du rêve est délivrée. Le sujet se regarde ainsi rêver lui-même. Sa somnolence n’est pas plus complète que sa veille. Les deux personnalités se manifestent côte à côte et, quoiqu’elles n’aient qu’un seul lieu, le système nerveux, l’être intime, la conscience transporte là même où les yeux se dirigent les scènes que l’inconscient déroule dans les cellules grise profondes. La boule de cristal n’est que l'excitant des images cérébrales; mais comme tous les sens sont tendus vers elle, elle en devient le théâtre, semble l’espace où les hallucinations sont nées.

Nous créons le monde extérieur sans cesse; a l’état ordinaire cette œuvre d’art est le résultat d'une collaboration entre l’inconnu qui n’est pas nous-même et l’inconnu qui est en nous. Dans, certains états exceptionnels la collaboration n'a plus lieu, nous sommes nous seul l’artiste original, l’unique ouvrier de notre vision. Mais si le mystère recule un peu devant cette analyse, le voilà bientôt qui apparaît au delà plus impénétrable et plus touffu; car il s'agirait d'expliquer pourquoi certains organismes rares d’ailleurs ont, comme disent les psychologues de maintenant, des « hallucinations véridiques » et les autres des hallucinations chimériques entièrement, et ne correspondant à rien de vrai? Éveil subtil de l’âme, battement d'aile de la psyché captive qui laisse à travers les barreaux de sa cage tressaillir une plume céleste, ou bien merveilleuse propriété de la matière, don superéminent de la cellule nerveuse la plus raffinée ?

Le phénomène de la cristal-vision peut être mis sur le même rang que l’écriture automatique. En France, on n’y est pas encore beaucoup entraîné; mais, en Angleterre et en Amérique, c’est non seulement une expérience de clinique, mais un jeu de société. Voilà bien le cas de dire en la circonstance que rien n’est nouveau sous le soleil. La cristallomancie fut pratiquée dans l’Inde ancienne, en Égypte, où je l’ai constatée encore, et en Grèce, où elle avait le plus grand succès. Plus tard, les conciles eurent à combattre la superstition des specularii se flattant de découvrir au moyen des miroirs les trésors cachés.

Comment utiliser la boule de cristal

Voici comment aujourd’hui l’expérience se pratique. Ayez une boule de verre ou de cristal que vous entourez d’écrans et que caresse une lumière adoucie. L’expérimentateur s’assied devant le cristal et le regarde attentivement. Tout d’abord il ne voit que des images insignifiantes, formées par les reflets ambiants; mais au bout de quelques minutes, s’il est sensible, la boule s’obscurcit; puis, quand dette vapeur s’est dissipée, apparaissent des figures, des dessins, des lettres. Le sujet forme, tout éveillé, un rêve qui semble s’objectiver dans le cristal et dont il peut faire part aux personnes présentes. Ce rêve s’anime parfois au point que les personnages visibles dans le cristal s’agitent et parlent et que des événements de toutes sortes, comme sur une scène, s’accomplissent.

La cristal-vision est, comme l’écriture automatique, une excellente méthode pour extérioriser les secrets que garde renfermés la deuxième personnalité. Elle sert aussi, mais plus rarement, à traduire des suggestions mentales que le milieu ambiant apporte et même des impressions télématiques annonçant plus ou moins exactement ce que d’autres personnes disent ou font, parfois à une très grande distance. Et elle accomplit ce tour de force psychique justement parce que la deuxième ou les deuxièmes personnalités sont les réservoirs naturels des influences universelles.

La Société des Recherches psychiques de Londres accorde dans ses Proceedings une part importante aux hallucinations de miss X... J’ai eu l’occasion de rencontrer à Londres cette psychologue qui est non seulement fort jolie et fort érudite, mais très spirituelle et d’excellente santé. Une des plus intelligentes amies de William Stead, elle rédigea, avec lui, une revue anglaise des plus bizarres et des plus documentées qui s’intitulait Borderland. C’est une Écossaise. Ainsi auraient été préparés par la race et le milieu les dons de clairvoyance dont elle a fait preuve. L'Écosse est, en effet, par excellence, le pays des visionnaires et des visions. Il faut un certain paysage original pour que certaines facultés s’éveillent dans l’âme : quelque brume, une nature sauvage, la mer éternelle et monotone. Peut-être portons-nous tout en nous-même, mais il faut que nous trouvions hors de nous le talisman qui force les serrures closes derrière lesquelles dorment nos meilleurs trésors.

Lecture inconsciente

Miss X... vit elle-même dans le cristal les images de faits se passant à une très grande distance d’elle et dont elle n’avait pu être avertie. Elle rapporte pourtant, dans un de ses articles, une histoire assez piquante qui nous démontre que, très souvent, dans la cristal-vision comme pour l’écriture automatique, seuls agissent des « souvenirs oubliés », si j’ose m’exprimer ainsi, recueillis par la personnalité cachée et tout à coup projetés objectivement, à la stupéfaction du nous-même extérieur. Voici l’anecdote. Une expérimentatrice aperçoit dans le cristal un article de journal. Elle arrive à le lire et comprend qu’on y annonce la mort d’un de ses amis. Elle en fait part à ceux qui sont là; ceux-ci, incrédules puis étonnés, reçoivent quelques heures après la confirmation de cette nouvelle qu’ils ignoraient... Mais il fallut en déchanter quelques heures après. Lorsque la voyante rentra chez elle, on découvrit le numéro d’un journal placé devant la cheminée contre un paravent. L’article qui avait apparu dans le cristal s’y trouvait bien visible et il n’était pas besoin d’être clairvoyant pour l’apercevoir. La sincérité de cette jeune personne était indubitable; il s’agissait donc d’une lecture inconsciente; la première personnalité n’avait rien retenu, mais la seconde, excitée par le miroir, s'était souvenu.

Un accident presque semblable affecta un écrivain norvégien de réel talent, K. H. Il me le raconta lui-même, lors de son passage à Paris. Il s’était aperçu d’une étrange faculté qui s’éveillait en lui à l’heure du sommeil. Une nuit il s’endormit très occupé par son futur roman; le lendemain matin, il dut constater qu’il avait ajouté plusieurs pages à son manuscrit. Ce ne pouvait être qu’en l'inconscience du rêve et il lut cette prose de lui comme si elle était d’un autre, tout en la reconnaissant vaguement; par malheur cette inspiration somnambulique le trahit cruellement; il lut une critique très vive de son livre où on lui reprochait d’avoir grossièrement plagié Dostviensvy. La preuve en était apportée par la comparaison des textes. K. H. n’avait jamais lu pourtant ce passage du livre russe. Cependant il dut reconnaître qu’il avait reçu un journal où paraissait en feuilleton ce roman. Certainement ses regards avaient inconsciemment parcouru ces lignes impressionnantes et les inspirations de la nuit les avaient redonnées et reproduites. Il avait été la victime du piège tendu par l’involontaire souvenir.

Je tiens à citer une lettre que je reçus d’un prêtre fort connu dans les milieux spiritualistes. Quoique croyant à la communication des morts avec les vivants, il m’envoya, après mon article sur l’écriture devineresse de Paul Adam, un document qui prouve combien la personnalité subconsciente est sensible aux suggestions provenant parfois de gens assez éloignés. Tandis que la première personnalité n’est pas renseignée, la seconde, plus impressionnable, reçoit le message qui profite de toutes les chances offertes pour extérioriser l’image intérieure. Ainsi averti, le sujet croit souvent, comme l’abbé Petit, à une révélation du dehors, à une manifestation du soi-disant plan austral, quand tout cela n’est que le résultat du mécanisme interne, la projection, seulement apparente, d’une hallucination suscitée dans le cerveau du sujet par l’influence occulte, mais efficace du milieu.

Jeanne d’Arc et la boule de cristal

J’ai découvert un jour, d’une manière assez curieuse, cette influence du milieu ambiant.

C’était chez la regrettée duchesse de Pomar. Une dame anglaise venait d’apporter une superbe boule de cristal n’ayant jamais servi. On examine la boule, qui était d’une limpidité parfaite, et on la remet dans son étui.

Quelque temps après, une jeune dame s’approche de moi et me dit : « Monsieur l’abbé, voulez-vous voir ? » Nous prenons la boule, nous nous installons à une petite table, un voile noir au-dessus de nos deux têtes.

Au bout de quelques instants, il me sembla qu’au milieu de la boule se formait un nuage blanchâtre; mais, suivant mon habitude de ne jamais parler le premier, pour mieux voir si mes impressions sont conformes à celles des autres spectateurs, je ne dis rien.

Des lignes parurent au sein du petit nuage, et nous aperçûmes, avec toute la netteté possible, la statue de Jeanne-d’Arc, de Foyatier. La jeune dame me dit : « Monsieur l’abbé, voyez-vous ? — Oui, je vois. — Reconnaissez-vous ? — Oui je reconnais de Jeanne d’Arc, de Foyatier.

Je vous ferai remarquer que ni la jeune dame ni moi n’avions jamais mis le pied à Orléans.

Immédiatement je dégage ma tête et je regarde autour de nous, pour me rendre compte de ce qui avait pu produire ce phénomène. Rien ne rappelait de près ou de loin le souvenir de Jeanne d’Arc.

Une pensée me traverse l’esprit. Plusieurs dames retirées dans un coin près de la bouche du calorifère soutenaient à voix basse une discussion animée. Je m’approche d’elles, au risque d’être indiscret et de passer pour un mal éduqué. Elles parlaient de Jeanne d’Arc !

A propos d’une statue élevée ou à élever à BonSecours près Rouen, elles discutaient le mérite des statues déjà érigées en l’honneur de la Pucelle, et l’une d’elles soutenait que, jusqu’à ce jour, la meilleure était celle de Foyatier.

tablette Ouijà

En dehors de l’écriture automatique et de la cristal-vision, il existe un autre moyen pour dégager à l’état de veille la deuxième personnalité. C’est la tablette Ouijà. Elle nous vient d’Amérique et a été fabriquée par un « spiritualist » à la fois convaincu et « man of business »; car il s’en est vendu des milliers sous ce prétexte que les « esprits » eux-mêmes l’avaient inventée. Elle consiste en une simple planche où sont inscrits les lettres de l’alphabet et les chiffres de 1 à 10. Au-dessus, on place une table minuscule à cinq pieds, de la grandeur d’une main de femme et de la hauteur de l’index. La planche est installée sur les genoux des opérateurs qui sont généralement deux et de sexe différent (c’est plus commode pour le flirt), et chacun d’eux met sur la tablette légère et glissante le bout de ses doigts. Le bois s’électrise et, sous le magnétisme émané, se met en mouvement. Le cinquième pied de la tablette sert d’indicateur, selon qu’il s’arrête à telle ou à telle lettre peinte sur la planche; un mot se forme, puis une phrase qui sert de réponse aux questions posées. Comme vous le voyez, la vieille table tournante d’Allan Kardec, si lourde, si longue aux paroles, est transformée en un mécanisme charmant, gracieux et rapide.

En Amérique et en Angleterre, la table Ouijà fait fureur; en France, elle est moins connue. Je la fis essayer par plusieurs de mes amis. Elle avait ceci de caractéristique que, pour employer une expression triviale mais assez juste, elle « vida le sac » de chacun. Elle était d’une indiscrétion redoutable et malicieuse. Ainsi, à un jeune poète qui posa la main sur elle, elle ne répondit qu’un seul mot : « Paul Bourget ! » Comme je ne m’expliquais pas le sens que pouvait avoir dans la circonstance ce nom propre illustre, mon confrère finit par m’avouer : « Mon idole est l’auteur de Mensonges; j’en aime non seulement le talent, mais cette sorte de gloire qui rayonne à la fois sur le monde le plus élégant et les intellectuels les plus raffinés. » Depuis, d'accord avec cette manifestation inconsciente, cet homme de lettres, qui n’avait alors écrit que quelques poèmes, est devenu un romancier à la mode fort goûté du public. A une jeune femme imprudente qui voulut la mouvoir, Ouijà raconta, sans prendre garde qu’il y avait des témoins, ses déboires d’amour. Cette année-là, j’habitais rue Chaptal, au même étage qu’un jeune professeur qui, dans ses moments perdus, écrivait des chansons montmartroises devenues aujourd’hui tout à fait populaires. Cette fois, ce ne fut pas une personne, mais une collectivité qui se manifesta : « Qui êtes-vous? » demandâmes-nous à Ouijà. Elle répondit : « Je suis Paris. » Et Paris, parlant nerveusement par phrases très courtes, suscitait l’ambition de mon camarade, lui insinuait le désir de dompter les foules et de gouverner. Était-ce une sorte de prophétie? Le professeur chansonnier est devenu député; il est très remarqué à la Chambre et dans les commissions; sans doute, il ne tardera pas à devenir ministre.

J’abandonnai Ouijà quand je vis que je ne pouvais plus obtenir d’elle aucun phénomène nouveau. Lorsque j'analyserai le spiritisme, ses faits souvent réels, ses hypothèses au moins hasardeuses, je citerai d’autres expériences qui ne conviennent pas à ce chapitre. En attendant, la tablette américaine me démontra qu'avec qui que ce soit et souvent avec les personnes les plus saines et les plus équilibrées, il est possible de mettre en jeu et d’extérioriser cette deuxième personnalité, féconde sinon en miracles, du moins en surprises.

Intuition

Qu’importent la forme et l'aspect des instruments du prophétise et de la médiumnité ? La méthode peut varier; ce qui est indispensable, c’est l’éveil de l’intuition; ce qui se passe en tous les cas, c’est l’extériorisation d’une image mentale.

L’intuition, c’est-à-dire la vue directe des choses, vue intérieure ! Les anciens avaient le sentiment de cette pénétration intime de l’âme qui voit, en elle-même, elle-même et toutes choses. L’intuition est un don, qui provient sans doute d'une certaine délicatesse nerveuse créée héréditairement. La prétention de la vieille magie comme de l’occultisme moderne est de créer à volonté des intuitifs. Le résultat le plus fréquent est de faire des hallucinés. En ce cas, il y a eu extériorisation d’image mentale, mais elle ne correspond à rien de positif en dehors du cerveau qui l’a créée. Elle est une hallucination, sans plus.

L’intuition est pareille au génie; elle n'est pas acquise, elle est une faculté supérieure de l’âme pour le spiritualiste mystique; pour un psychologue, elle est l’exaltation et la synthèse rapide des procédés ordinaires d’induction; pour un physiologiste, elle est une des manifestations mystérieuses de cette substance nerveuse, où tout est prodige. Néanmoins l’intuition, chez ceux qui la possèdent, peut être développée; quand c’est par le travail normal, il n’y a point de danger sérieux. Un Balzac, fréquentant peu le monde, enseveli pour ainsi dire dans son travail, peut imaginer dans ses romans toute une société qu’il ne connaît point ou qu’il ne connaît guère et tantôt pressentir le présent comme s’il le décrivait de visu, tantôt construire l’avenir presque infailliblement; l’homme et la femme futurs ne pouvant être observés puisqu’ils n’existent pas, semblent obéissants à l’idée toute puissante qu’il a su s’en faire. Mais l’intuition peut aussi être développée par les moyens anormaux, paresseusement si j’ose dire, sans effort volontaire. Et le danger commence. En psychologie, comme peut-être dans la vie pratique, tout ce qui a été gagné sans effort ne profite pas. C’est pour ainsi dire indépendant de nous-mêmes, au lieu d’être un développement de notre moi, c’est une perte. Ainsi s’explique la demi-illusion par laquelle le médium aperçoit comme n’étant pas de lui la manifestation intellectuelle qui pourtant émane de son cerveau. En réalité, c'est bien lui-même qui s’apparaît à lui-même, mais ce lui-même inconscient fuit, s’écoule, ne lui appartient déjà plus...

Terrible don que l’intuition développée sans rien qui la contrebalance, sans protection environnante, sans conteste, sans un changement d’existence matériel, sans aussi, il faut le noter, une réforme morale constante. Les pythagoriciens, d’accord d’ailleurs avec les sectes mystiques orientales, plaçaient des exercices de purification avant l’étude des pouvoirs inférieurs; les collèges des prophètes en Judée renfermaient une longue et pénible préparation. C’est que les anciens savaient quels périls nouveaux court l’intuitif au milieu des autres hommes. L’être précipité sur les cimes doit y être lié et gardé pour éviter les chutes sans cela inévitables. On croirait que cette puissance de l’âme, pour ainsi dire sourde et souterraine chez la plupart des hommes, en se manifestant au dehors à l’état fréquent, détruit l’équilibre organique et incite à une délicatesse nerveuse excessive où portent tous les coups du rude monde extérieur. Notre organisme et notre destin, s’ils ne sont pas spécialement préservés, ne peuvent supporter ce don sublime. Le sort de l’intuitif, jeté au milieu de la vie moderne, est lamentable. Il voit la racine des choses qui est triste et le visage ésotérique d’Isis qui est de la pourriture et de la mort. Ou bien, s’il n’est qu’un sensitif de restreinte envergure, il remplace l’illusion, du moins joyeuse et solide, où le vulgaire se berce par un mensonge plus palace et plus vide encore.

Jeune homme, mon frère, c’est à toi que je m’adresse. Tu es dévoré par la passion de l’idéal, tu rêves de devenir supérieur aux autres hommes et cela non point par le jeu des forces brutales qui font les conquérants et les arrivistes, niais par l’accès aux plus subtiles énergies. Écoute quelqu’un qui s’est trompé et qui le reconnaît aujourd’hui, abandonne ce rêve. La terre est une dure patrie. Si tu veux devenir plus aigu, plus intérieur, plus subtil que les autres êtres tes frères, tu seras plus faible qu’eux, ils te vaincront. Tu seras de plus en plus dégoûté de la grossièreté de ceux qui t’entourent, tes meilleurs projets tu les délaisseras, car les obstacles que tu auras discernés, grâce à une perspicacité trop cruelle, se dresseront devant toi avec une force centuplée par la pensée que tu leur auras accordée; tu verras dans le cerveau de ton ami et jusqu’au cœur de ta maîtresse l’arrière-pensée égoïste qui détruit toute confiance et tout repos; le secret infâme de l’univers sera déchiré sous tes yeux; et une lassitude sans fin, l’épuisement de ton âme seront les fruits cinéraires de ta sagesse. Tu auras voulu, mordant à la pomme de la science selon les conseils du plus beau des archanges, te créer Dieu et te voilà plus débile que les hommes, piétiné par eux. Mais, me dis-tu, je ne peux supporter de ressembler à la foule, ni même à cette élite qui est plus cruelle et parfois plus vile que la foule; je veux rester, étant plus délicat, « différent ». Eh bien, si tu as une Ophélie dans ton âme, rappelle-toi le mot décisif d’Hamlet qui l’envoyait au cloître en une suprême pitié, prévoyant que, sans cela, elle échouerait dans les roseaux du fleuve et la folie. Mais si le pieux remède t’effraie ou te révulse, fais ce que j’ai fait, livre aux forces de la recherche, de l’inquiétude et de l’intime tempête, la fleur de ta jeunesse et de ta gloire, immole-les au mystère sans regret; embrasse dans un combat nocturne cet ange avec qui Jacob lutta jusqu’au matin... Si ensuite tu te réveilles, victorieux, sois fier, mais ne recommence pas la lutte, rentre dans la vie, redeviens un homme, jette à l'humanité plus timorée que toi, le cadeau de tes connaissances arrachées à l'inconnu au prix du meilleur de toi-même; et, tes douleurs, tes épouvantes, scelle-les dans un silence éternel.

Il est temps d’en venir aux explications que les psychologues les plus attentifs donnent de ces faits. Nous avons écarté, en la citant, l’hypothèse mystique qui propose un espace spécial où vivraient, à l’instauré des idées de Platon, les fantômes et les phantasmes des hallucinés. Cette théorie est trop naïve, trop enfantine pour résister à la plus simple analyse du phénomène et à ce que nous savons de la manière dont nous percevons et sentons.

Nous devons être reconnaissants au spiritisme et à l’occultisme de défricher ces terres encore ingrates et incultes; mais, ce travail fait, les premières indications données, la science probe, dépouillée de superstitions et armée des instruments de la certitude, doit élever les palais de la paix et de la révélation sur ces déserts remplis de ronces et de reptiles.

Les deux hommes qui semblent avoir jeté sur ces contrées inexplorées un regard d’analyse pareil à la lueur des phares, sont en Angleterre le prof. Myers et en France le Dr Durand (de Gros). L’hypothèse explicative de l’un a été le « subliminal self », celle de l’autre se nomme le polyzoïsme. Nous ne pouvons supposer ni dans l’une ni dans l’autre de ces théories, ni dans leur alliance la solution définitive, mais ces obscures convulsions de l’âme sont ainsi illuminées et décrites et rattachées aux phénomènes psychologiques plus calmes et plus clairs.

Le Subliminal Self

Les phénomènes de l’écriture automatique ou de la vision dans le cristal sont aujourd’hui admis par les observateurs les plus sérieux. Cette écriture ou ces visions peuvent être obtenues sans qu’il y ait fraude et sont le plus souvent les manifestations extérieures de rêveries demi-conscientes. Les travaux de Gurney en Angleterre et de Pierre Janet en France, ont démontré, même aux plus incrédules, qu’il peut exister dans le même individu plusieurs courants différents de mémoire, de sentiment, de volonté.

L’École de Nancy veut expliquer tous les faits d’altération de la personnalité grâce à la suggestion; cependant, dans bien des cas, cette hypothèse est insuffisante, ne serait-ce que pour les pressentiments et le prophétise. Paris, plus étroite encore et suivant la tradition de Charcot, affirme que même la possibilité de subir l’hypnose est déjà la preuve d’une lésion psychique dont le point de départ est l’hystérie; tout est désormais maladif et erroné dans le phénomène psychique.

En revanche, l’Angleterre, restée chrétienne, irait volontiers jusqu’au spiritisme. Un lettré familier avec les récents travaux scientifiques, M. Myers, professeur à Cambridge, un ami dont je déplore la mort précoce, voulut élargir les données un peu étroites des écimes françaises sur la conscience et l’inconscience. Il fut le premier peut-être parmi les psychologues à considérer que l’état mental dans lequel nous vivons habituellement, n’est pas le seul élément conscient que renferme notre organisme.

« Notre conscience ordinaire ou empirique, — écrit-il dans sa remarquable étude sur le Subliminal Self, qui a paru dans les Proceeding of the Society for Psychical Research et dont les Annales des Sciences psychiques du Dr Dariex ont publié la traduction, — n’est qu’une sélection opérée entre la multitude de sensations et de pensées que nous avons recueillies ou élaborées dans nos profondeurs. Je n’accorde aucune priorité à mon moi ordinaire, éveillé, excepté celle-ci : parmi mes divers « moi » potentiaux, il s’est montré le plus apte à subvenir aux besoins de la vie usuelle. Je mets en fait qu’il n a pas d’autre droit à l’autorité; d’autres idées et d’autres souvenirs sont activement conscients dans mon for intérieur et forment l’autre partie de mini individualité totale... La chaîne mnémonique que maîtrise notre moi superficiel est imparfaite et interrompue en plus d’un point. Pour tous elle omet les périodes de l’enfance et du sommeil. Pour beaucoup, elle offre d’autres lacunes : les émotions du délire, des transes hypnotises, etc.

« La conclusion pratique de ceci est que nous devons considérer, notre conscience éveillée avec le même esprit d’observation impartial et objectif que la conscience d’une personne en transe ou en sommeil hypnotisme. »

Le spiritualisme de M. Myers éclate à côté du positivisme ou de l’agnosticisme des savants français; en effet, il pense trouver « dans ces phénomènes quasi-hystériques un argument en faveur des plus hautes destinées de l’homme ».

Après avoir écarté les locutions périlleuses d’ « âme » et d’ « esprit », le psychologue anglais appelle « individualité » cette unité psychique qu’il déclare enfouie sous toutes les manifestations phénoménales et qui en est le tuf secret. Il applique le nom de « personnalité » aux expressions les plus extérieures et les plus transitoires, à « ces chaînes de mémoires », à ces caractères apparents qui, à tout instant, peuvent être masqués ou révélés par la volonté supérieure et secrète de l’individualité profonde.

« Voici mon hypothèse, continue M. Myers; chacun de-nous est en réalité une entité psychique permanente bien plus étendue qu’il ne le croit; cette individualité ne pourra jamais se manifester complètement à travers aucune manifestation corporelle. Le soi (M. Myers oppose au « moi » personnalité artificielle le « soi », individualité absconse et source de tous les « moi ») s’exprime par l’organisme, mais toujours une partie du soi reste non-manifestée et en réserve. Je tiens pour consciente toute cette activité psychique (ici l’écrivain anglais est en opposition complète avec la science française qui plaide pour l’inconscience). Tout est contenu dans une mémoire actuelle ou potentielle au delà des limites de notre conscience habituelle. »

Cette mémoire serait donc — et elle seulement, — l’âme véritable.

M. Myers se sert de deux termes spéciaux pour exprimer cette double conscience, l'une sur le plan éveillé, l’autre, on peut dire, en sommeil. Il suppose, comme pour la crue d’un fleuve, une sorte de niveau. Tout ce qui le dépasse est notre personnalité habituelle, le supraliminal self, « le moi du dessus »; au-dessous dorment ou s’agitent les moi obscurs, soit le subliminal self, le moi du dessous. Il ne faut voir à ces vocables « supraliminal » ou « subliminal » aucun sens de dépréciation ou d’éloge. Au contraire, les « moi » du dessous peuvent être, sont en réalité, très souvent supérieurs, au point de vue de la capacité intelligente, aux « moi » du dessus.

« Il y aura ainsi, continue-t-il, un seul supraliminal self à la fois, mais plusieurs subliminal self pourront être simultanément appelés à exister dans certains états de crise. (Voir les expériences de Mrs Pipers et de Mrs Thomson.)

« Je déclare que cette conscience et cette mémoire subliminales peuvent embrasser un horizon infiniment plus vaste et d’une activité physiologique et psychique beaucoup plus grande que le champ ouvert à notre conscience et à notre mémoire habituelles. »

Jules Bois

Revue Politique et Littéraire, Revue Bleue.

23 Août 1902.

Boule Magique Amour
Boule de Cristal
Boule de Voyance